• Chacun se doute que le monde de la finance est pourri. Seule difficulté, on n'imagine pas, on ne peut pas imaginer à quel point c'est vrai. Car c'est vrai.

    Qu'est-ce qui est concerné ? C'est simple, tout. Tout ? Tout. De la boîte de soja aux prêts accordés à des collectivités publiques, en passant par les bénéfices des fonds de pension. Même les financiers chevronnés ouvrent de grands yeux devant la manipulation.

    C'est un billet du Grand Soir qui ouvre le bal - le bal ? le coin toilettes d'un bouge plutôt. Lisez l'article : c'est renversant. Et les contrevenants sont intouchables - ou du moins pour le moment considérés comme tels.  Accrochez-vous.



    Tout est truqué : le plus grand scandale de manipulation de prix de tous les temps (Rolling Stone)

    Illustration by Victor Juhasz

    Les illuminati étaient des amateurs. Le deuxième monstrueux scandale financier de l’année révèle la véritable conspiration internationale : il n’y a pas de prix que les banques ne puissent manipuler.
    Théoriciens de la conspiration de ce monde, croyants en l’influence secrète de la famille Rothschild, des francs maçons et des illuminati, nous autres sceptiques vous devons des excuses. Vous aviez raison. Les acteurs sont peut-être légèrement différents, mais vos prémisses étaient fondées. Le monde est truqué. Nous l’avons découvert ces derniers mois, quand toute une série d’histoires de corruption a éclaboussé le secteur financier, laissant supposer que les plus grandes banques du monde auraient manipulé les prix de, voyons, à peu près tout.

    Vous avez peut-être entendu parler du scandale du Libor dans lequel au minimum trois – mais peut-être jusqu’à seize – des banques désormais connues sous la dénomination de « trop grandes pour faire faillite » ont manipulé les taux d’intérêt globaux. Et par la même occasion, tripatouillé les prix d’instruments financiers à hauteur de 500 mille milliards de dollars (oui, milliers de milliards, avec 14 zéros !). Quand cette vaste escroquerie a éclaté dans le domaine public l’année dernière, elle s’est révélée de très loin le plus grand scandale financier de toute l’histoire – le professeur Andrew Lo du Massachussetts Institute of Technology (NdT : université américaine très réputée et spécialisée dans la science et la technologie) a été jusqu’à dire qu’elle « rendait dérisoire en comparaison n’importe quel scandale financier de toute l’histoire des marchés »

    La situation était déjà suffisamment pourrie, mais désormais, il se pourrait que le Libor ait un frère jumeau. L’information a filtré que la société ICAP, basée à Londres, le plus grand intermédiaire au monde de swaps sur les taux d’intérêt, fait l’objet d’une enquête des autorités américaines pour des comportements qui rappellent étrangement ceux du merdier du Libor. Les régulateurs cherchent à savoir si oui ou non, un petit groupe de courtiers de l’ICAP aurait pu travailler de concert avec jusqu’à 15 des plus grandes banques mondiales afin de manipuler l’ISDAfix, un indicateur étalon utilisé à travers le monde pour calculer les prix des swaps de taux d’intérêt.

    Les swaps de taux d’intérêt sont des instruments utilisés par les grandes villes, les grandes entreprises et les gouvernements souverains pour gérer leur dette. L’ampleur de leur utilisation est quasiment impossible à imaginer tant elle est vaste. C’est un marché d’environ 379 mille milliards de dollars, ce qui signifie en clair que toute manipulation aurait porté sur des actifs pesant à peu près 100 fois la valeur du budget fédéral des Etats-Unis

    Personne ne sera surpris d’apprendre que, parmi les joueurs impliqués dans ce dispositif de manipulation des prix des swaps de taux d’intérêt, figurent les mêmes mega-banques – telles que Barclays, UBS, Bank of America, JP Morgan Chase et la Royal Bank of Scotland – celles-là même qui participent au panel Libor fixant les taux d’intérêt à l’échelle mondiale. En réalité, ces dernières années, beaucoup de ces banques ont déjà payé des amendes se comptant en centaines de millions de dollars pour des manipulations anti-concurrentielles sous une forme ou une autre (en sus de l’affaire du Libor, certaines ont été prises la main dans le sac alors qu’elles truquaient les enchères des services de dettes municipaux, comme détaillé dans Rolling Stone l’an dernier).

    Bien que la foison d’acronymes financiers sonne comme du charabia à l’oreille du citoyen lambda, le fait qu’il puisse y avoir des scandales impliquant aussi bien le Libor que l’ISDAfix laisse présager d’une conspiration unique, géante, tentaculaire de collusions et de manipulations des prix se dissimulant sous le vernis de concurrence (NdT libre et non faussée) dont se revendique la culture de Wall Street.

    Pourquoi ? Parce que le Libor exerce déjà une influence sur le prix des swaps de taux d’intérêt, faisant de ce scandale une manipulation dans la manipulation. Si les soupçons sont avérés, cela signifiera que les clients de swaps ont payé pour deux couches distinctes de manipulation de prix. Si vous pouvez imaginer payer 20 biftons pour un malheureux PB&J (NdT : Peanutt, butter and Jelly : un sandwich au beurre de cacahuètes et à la confiture.), parce qu’une cabale de sociétés agroalimentaires diaboliques a conspiré pour manipuler les prix aussi bien des cacahuètes que du beurre de cacahuète, alors vous touchez du doigt la folie des marchés financiers au sein desquels les taux d’intérêts et les swaps de taux d’intérêt sont manipulés en même temps, souvent par les mêmes banques.

    « C’est une double conspiration » explique, ébahi, Michael Greenberger, un ancien directeur de la division du marché et des échanges à la Commodity Futures Trading Commission (Commission des marchés à terme sur les matières premières) à présent professeur à l’Université du Maryland. « C’est le summum de la criminalité »

    Les mauvaises nouvelles ne s’arrêtent pas aux swaps et aux taux d’intérêts. En mars, nous avons appris que deux instances de régulation – la CFTC aux Etats-Unis et l’Organisation Internationale des Commissions de Valeur à Madrid – galvanisées par les révélations de l’affaire du Libor, enquêtent sur la possibilité d’une manipulation des prix de l’or et de l’argent. « Etant donnée l’ampleur des manipulations que nous avons pu découvrir dans les indicateurs Libor, j’envisage que d’autres indicateurs – de nombreux autres indicateurs – constituent des terrains d’enquête tout à fait légitimes, » explique le Commissaire Bart Chilton de la CFTC.

    Mais le choc le plus important est venu d’une cour fédérale à la fin du mois de mars – quoi que, si vous suivez ces affaires de près, cela ne devrait pas vous choquer outre mesure – lorsque qu’une poursuite au civil dans le cadre d’une class-action portant sur les crimes liés aux banques qui sont intervenues dans l’affaire du Libor a été classée sans suite. Dans cette affaire, un juge fédéral a jugé recevable les arguments incroyables des avocats des banques : si les villes, les communes et autres investisseurs ont perdu de l’argent à cause de la manipulation du Libor, c’était de leur propre faute pour avoir cru un seul instant que les banques étaient réellement en concurrence

    « C’est une farce ». Telle a été la réaction d’un avocat anti-trust en réponse à cette étonnante fin de non recevoir.

    « Incroyable » dit quant à elle Sylvia Sokol, un procureur de Constantine Cannon, un cabinet spécialisé dans les affaires d’antitrust.

    Toutes ces histoires pointent collectivement vers la même conclusion : ces banques, qui possèdent déjà un pouvoir énorme, ne serait-ce qu’en vertu de leurs actifs financiers – aux Etats-Unis, les 6 banques les plus importantes, dont beaucoup portant les noms que vous voyez dans les panels du Libor et de l’ISDAfix, possèdent des actifs équivalent à 60% du PIB de la nation – sont en train de réaliser l’étendue des possibilités qu’elles auraient pour augmenter leur profit et leur poids politique, en magouillant ensemble plutôt qu’en se concurrençant. De surcroît, il apparaît de plus en plus clairement que le système judiciaire et les tribunaux civils sont incapables de les arrêter, même lorsqu’elles sont prises en flagrant délit de collusion.

    Si cela se révélait vrai, cela signifierait que nous vivrons dans une époque de conspiration avérée, sans masque, dans laquelle le prix des monnaies, des marchandises, telles que l’or et l’argent-métal, et même les taux d’intérêt et la valeur de l’argent lui-même, peuvent être et sont d’ores et déjà décidés d’en haut. Et ceux qui le font peuvent le faire en toute quiétude. Oubliez les illuminati – là, on est dans la vraie vie, et ce n’est pas un secret. Vous l’avez sous le nez et pouvez le regarder en face à chaque fois que vous le souhaitez.

    La banque a trouvé une faille, un défaut de principe de la machine. D’un bout à l’autre du système financier, il y a des endroits où les prix ou les indices officiels sont fixés sur la base de données non vérifiées fournies par les banques et les firmes privées. En d’autres termes, nous avons donné aux joueurs tentés de truquer le système un rôle institutionnel dans l’infrastructure économique.

    Le Libor, qui mesure les prix auxquels les banques se prêtent de l’argent entre elles, est un exemple parfait, non seulement de ce défaut de principe du système de fixation des prix, mais de la faiblesse du cadre réglementaire qui est censé y faire la police. Combinez un principe de déclaration spontanée avec un statut de trop-grosse-pour-faire-faillite et un système légal de portes à tambours, et vous obtenez une corruption impossible à arrêter.

    Chaque matin, dix-huit des plus grandes banques du monde communiquent des données à un bureau londonien au sujet du montant qu’elles croient devoir payer pour emprunter aux autres banques. Les dix-huit banques ensemble s’appellent « le panel Libor », et quand toutes les données du panel Libor ont été collectées, on en fait la moyenne. Ce qui en ressort, chaque matin à 11 h 30, heure de Londres, ce sont les chiffres Libor pour la journée.

    Les banques communiquent des chiffres relatifs aux emprunts dans dix devises différentes, sur quinze durées différentes, par exemple aussi courtes que un jour et aussi longues que un an. Cette montagne de données présentées par les banques est utilisée chaque jour pour créer les taux de référence qui affectent tous les prix, des cartes de crédit jusqu’aux prêts hypothécaires, aux prêts commerciaux (court et long termes), aux swaps.

    Dès le début des années quatre-vingt-dix, les traders et d’autres à l’intérieur de ces banques appelaient parfois les geeks responsables de la communication des chiffres Libor (les « Libor submitters ») pour leur demander de manipuler les chiffres. Habituellement, le truc était que le trader avait pris un pari sur quelque chose – un swap, des devises, autre chose – et il voulait que le responsable fasse en sorte que les chiffres paraissent inférieurs (ou à l’occasion supérieurs) pour l’aider à gagner son pari.

    Il est bien connu qu’un trader de Barclays a trafiqué les présentations Libor en échange d’une bouteille de champagne Bollinger, mais dans certains cas, c’était encore plus minable que ça. Voici l’extrait d’un échange entre un trader et un responsable Libor à la Royal Bank of Scotland :
    SWISS FRANC TRADER : peux-tu décoter 6 millions libor suisse stp ?…
    PRIMARY SUBMITTER : qu’est-ce que j’y gagne ?
    SWSISS FRANC TRADER : me reste des sushi d’hier ?…
    PRIMARY SUBMITTER : ok décote 6 millions, juste pour toi
    SWISS FRANC TRADER : wooooooohooooooo. . . Ça serait terrible


    Bidouiller les taux d’intérêts mondiaux qui affectent des milliards de gens pour des sushi de la veille – difficile d’imaginer une meilleure peinture de la folie morale du secteur des services financiers actuels.

    Des centaines d’échanges similaires ont été découverts quand des régulateurs comme ceux de la Financial Services Authority britannique et le Ministère de la Justice américain ont commencé à creuser dans les entrailles malpropres du Libor. Les documents prouvant la manipulation anti-concurrentielle qu’ils ont trouvés étaient si accablants qu’en les lisant on se trouvait presque gêné pour les banques. « C’est juste effarant de voir comment la manipulation du Libor peut vous faire prendre autant d’argent. » couinait un trader de yen. « La manipulation totale continue », écrivait un autre.

    Pourtant, malgré tous ces cas avérés de manipulation et au moins autant de tentatives, la plupart des banques s’en sont tirées. Barclays s’en est sortie avec une amende relativement faible, de l’ordre de 450 millions de dollars, l’UBS a morflé avec 1,5 milliard de dollars de pénalités et la Royal Bank of Scotland a dû lâcher 615 millions de dollars. À part quelques sous-fifres à l’étranger, aucun individu impliqué dans cette escroquerie, qui a touché quasiment tout un chacun dans le monde industrialisé, n’a été ne serait-ce que menacé de poursuites pénales.

    Deux des responsables au plus haut niveau de l’exécution de la loi aux États-Unis, le procureur général Eric Holder et l’ancien chef du service criminel du Ministère de la Justice, Lenny Breuer, ont confessé qu’il est dangereux de poursuivre les banques délinquantes, simplement parce qu’elles sont trop grosses. Procéder à des arrestations, selon eux, pourrait avoir des « conséquences collatérales » sur l’économie.

    Les sommes d’argent relativement modestes tirées de ces transactions n’ont pas servi à dédommager les agglomérations, villes et autres victimes qui ont perdu de l’argent à cause des manipulations du Libor Au lieu de cela, elles sont parties sans arrière-pensée dans les coffres du gouvernement. Ainsi, c’est à des agglomérations et des villes comme Baltimore (qui a perdu de l’argent dans les fluctuations des investissements municipaux du fait de la manipulation du Libor.), aux fonds de pension comme la mutuelle des pompiers et policiers de New Britain, Connecticut, à d’autres fondations et même à des particuliers (le milliardaire de l’immobilier Sheldon Solow, qui a engagé une action en février, affirme que sa compagnie a perdu 450 millions de dollars à cause des manipulations du Libor qu’il revient d’attaquer les banques pour obtenir des réparations.

    L’un des plus gros procès Libor se déroulait normalement quand, début mars, une armée d’avocats super-stars représentant les banques s’est abattue sur la juge fédérale Naomi Buchwald dans le district sud de New-York pour défendre une motion extraordinaire de récusation. La dream team judiciaire des banques provenait de firmes poids lourds liées aux autorités, telles que Boies Schiller (rappelez-vous que David Boies représentait Al Gore), Davis Polk (refuge d’ex-régulateurs de haut rang comme l’ancien chef de l’exécutif de la SEC Linda Thomsen) et Covington & Burling, le cabinet libéral qui employa à la fois Holder et Breuer.

    La présence au procès de Covington & Burling – représentant – accrochez-vous – de Citigroup, l’ancien employeur du Secrétaire au Trésor actuel Jack Lew – était particulièrement provocante. Au moment même où le procès Libor était classé sans suite, la firme avait embauché Lenny Breuer lui-même, le même Lenny Breuer qui, à peine quelques mois plus tôt, en tant qu’adjoint de l’avocat général, s’était dégonflé au moment de poursuivre l’UBS au pénal au sujet du Libor, en disant : « notre but n’est pas de détruire une institution financière majeure ».

    Quoi qu’il en soit, cet escadron-vedette d’avocats en chaussures blanches s’est présenté devant Buchwald pour avancer le plus audacieux des arguments. Robert Wise de Davis Polk, représentant la Bank of America, dit à Buchwald que les banques ne pouvaient pas être coupables de collusion anti-concurrentielle parce que personne n’avait jamais dit que la création du Libor était concurrentielle. « Il est essentiel pour notre argumentation que ceci n’est pas un processus concurrentiel », dit-il. « Les banques ne sont pas en concurrence entre elles dans la déclaration du Libor. »

    Si vous louchez super fort et que vous regardez le problème à travers un miroir, de préférence la tête en bas, vous pouvez à peu près visualiser ce que dit Wise. Dans un sens très théorique et technique, le vrai processus par lequel les banques communiquent leurs données Libor – 18 geeks qui envoient tous les matins des chiffres au bureau de l’association des banquiers britanniques à Londres – n’est pas très concurrentiel en soi.

    Mais ces chiffres sont supposés refléter les prix du crédit interbancaire établis dans un marché réel et concurrentiel. Dire que le processus de communication au Libor n’est pas concurrentiel, c’est un peu comme souligner que des braqueurs de banque ont respecté les limites de vitesse sur le chemin de leur hold-up. C’est la variété la plus stupide de sophisme légal.

    Mais Wise arriva même à dépasser cet argument, disant en gros que s’il est vrai que les banques avaient pu mentir et tromper leurs clients, elles n’étaient pas coupables de ce crime particulier de collusion anticoncurrentielle. C’est comme la vieille blague de l’avocat qui va au tribunal et prétend que son client est forcément innocent puisqu’il était en train de commettre un crime dans un autre Etat au moment des faits qui lui sont reprochés.

    « Je crains que les demandeurs confondent une plainte pour une tromperie supposée », dit-il, « avec une plainte pour infraction à la concurrence »

    La juge Buchwald goba totalement cet argument de dingue, et laissa tomber la majeure partie du dossier. Le Libor, dit-elle, était un « travail coopératif », qui n’a « jamais eu pour but d’être concurrentiel ». Sa décision « ne reflète pas la réalité de ce business, où toutes ces banques agissaient en tant que concurrentes dans tout le processus », dit l’avocate antitrust Sokol. Buchwald prit sa décision en dépit du fait que tant les gouvernements américain que britannique avaient déjà transigé avec trois banques pour un montant qui se chiffre en milliards de dollars pour manipulation frauduleuse, manipulation que ces compagnies avaient reconnues dans leurs conclusions.

    Michael Hausfeld de Hausfeld LLP, l’un des premiers avocats des plaignants dans le procès du Libor, a refusé de commenter spécifiquement ce rejet. Mais il s’est exprimé sur la signification de l’affaire du Libor et sur d’autres manipulations qui sont maintenant dans les tuyaux.

    « Il est désormais évident qu’il y a une culture ubiquiste chez les banques pour s’entendre et tromper leurs clients à chaque fois qu’ils le peuvent et ce de toutes les manières qu’ils peuvent inventer », dit-il. « Et ce n’est pas une simple supposition. C’est juste basé sur les raisons pour lesquelles ils se sont fait attraper. »

    Greenberger dit que l’absence de conséquences sérieuses pour le scandale du Libor a juste rendu inévitables d’autres types de manipulations. « Il n’y a pas de meilleure thérapie que d’envoyer ceux qui portent des chaussures Gucci en prison », dit-il. « Mais quand le procureur général dit, ‘je ne veux pas condamner les gens’, c’est le Far West. Il n’y a pas de loi. »

    Le problème est qu’un certain nombre de marchés possèdent les mêmes faiblesses structurelles qui ont failli dans le bordel du Libor. Dans le cas des swaps de taux d’intérêts et de l’indicateur ISDAfix, le système est très similaire à celui du Libor, bien que l’enquête sur ces marchés se fût plutôt concentrée sur d’autres types d’irrégularités.

    Même si les swaps de taux d’intérêts ne sont pas largement compris à l’extérieur du monde de la finance, en réalité le concept de base n’est pas si compliqué. Si vous pouvez imaginer de contracter un crédit immobilier à taux variable puis de payer une banque pour rendre vos mensualités fixes, vous avez compris l’idée de base d’un swap de taux d’intérêts.

    En pratique, ce pourrait être un pays comme la Grèce ou un gouvernement régional comme le comté de Jefferson dans l’Alabama, qui emprunte de l’argent à un taux d’intérêt variable, avant de se rendre dans une banque pour « échanger » (NdT : « swap ») ce crédit contre un taux fixe plus prévisible. Dans la forme la plus simple d’un contrat de swap, le client paie une prime pour avoir la sécurité des taux d’intérêts fixes, alors que la firme qui vend le swap parie généralement qu’elle en sait davantage que ses clients sur les futures variations de taux d’intérêts.

    Les prix des swaps de taux d’intérêts sont souvent basés sur l’ISDAfix qui, comme le Libor, est encore un de ces indicateurs calculé de manière privée. Les taux de l’ISDAfix pour le dollar US sont publiés tous les jours à 11h30 et 15h30, après qu’une bande composée des mêmes banques « connues de la police » (NdT : « usual suspect ») (Bank of America, RBS, Deutsche, JPMorgan Chase, Barclays, etc…) ont envoyé leurs informations sur l’offre et la demande pour les swaps.

    Et voilà ce que l’on sait jusqu’ici : la CFTC a assigné l’ICAP et pas moins de quinze banques de ses membres, et projette de les interroger sur une douzaine d’employés de l’ICAP travaillant au bureau de la société à Jersey City dans le New Jersey. De plus, l’association internationale des swaps et des produits dérivés (ISDA), qui travaille avec l’ICAP (pour les transactions en dollars) et Thomson Reuters pour calculer l’indicateur ISDAfix, a engagé la firme de consultance Oliver Wysman pour réviser le processus qui préside au calcul de l’ISDAfix. Oliver Wyman est la même compagnie qui avait été engagée par l’association des banquiers britanniques pour réviser le processus de soumission du Libor après la révélation du scandale l’année dernière. Le résultat de tout ça, c’est qu’on dirait vraiment que l’ISDAfix ressemble au Libor à son tout début.

    « Ca rappelle de manière éclatante l’affaire de la manipulation du Libor », dit aux reporters Darrell Duffie, un professeur de finance à l’université de Stanford. « Les gens ont pu être assez naïfs pour croire que la publication de ces taux était suffisante pour éviter la manipulation ».

    Et de la même manière que pour le Libor, les victimes potentielles d’un scandale de manipulation des swaps de taux d’intérêts seraient la même bande de pauvres couillons des agglomérations, villes, sociétés et autres entités non-bancaires qui n’ont aucun moyen de savoir si elles paient le vrai prix des swaps ou un prix manipulé à leur profit par les initiés des banques. De plus, l’ISDAfix ne sert pas seulement à calculer le prix des swaps de taux d’intérêts, mais aussi à fixer la valeur d’un montant de 550 milliards d’obligations liées à de l’immobilier commercial, et affecte également le paiement des annuités de certaines retraites d’Etat.

    Alors même s’il n’est pas tout à fait aussi répandu que le Libor, l’ISDAfix a un pouvoir de nuisance suffisant dans l’infrastructure financière mondiale pour que toute manipulation du taux soit catastrophique, et qu’une classe étendue de victimes qui inclurait n’importe qui, des retraités de l’État aux grandes villes en passant par les investisseurs fortunés en produits structurés, ne se doute pas qu’elle se fait voler.

    « Comment une municipalité à Cleveland ou n’importe où va-t-elle savoir si elle se fait escroquer ? », demande Michael Masters de Masters Capital Management, un gestionnaire de fonds qui a longtemps plaidé pour une plus grande transparence dans le monde des dérivés. « La réponse est qu’elle ne le saura pas ».

    Pire encore, l’enquête de la CFTC n’est apparemment pas limitée à une possible manipulation du prix des swaps en bidouillant l’ISDAfix. Selon les rapports, la commission cherche également à savoir si oui ou non les employés de l’ICAP pourraient avoir intentionnellement retardé la publication du prix des swaps, ce qui en théorie pourrait donner à quelqu’un (des banquiers, hum, hum) une chance de faire des transactions anticipées.

    Les prix des swaps sont publiés lorsque les employés de l’ICAP entrent manuellement les données sur un ordinateur appelé « 19901 ». Quelque 6000 clients s’abonnent à un service qui leur donne accès aux données qui apparaissent sur l’écran 19901.

    La combine ici, c’est que contrairement à un marché plus transparent et régulé comme la bourse de New York, où le résultat des échanges d’actions est calculé à peu près instantanément et où tout le monde peut immédiatement voir l’impact de la transaction sur le cours des actions, dans le marché du swap le monde entier est dépendant du fait qu’une poignée de courtiers saisissent rapidement et honnêtement les données des transactions à la main sur un écran d’ordinateur.

    Tout retard dans la saisie des données des prix fournit aux banques impliquées dans les transactions une occasion unique de faire du business avant la publication. Une manière d’imaginer cela serait de se représenter un champ de courses dans lequel un rideau géant serait tiré devant la piste quand les chevaux entrent dans la dernière ligne droite – et où on annoncerait aux spectateurs le cheval gagnant deux minutes plus tard. Tous ceux qui sont du bon côté du rideau pourraient alors faire un paquet de paris pertinents avant que les spectateurs n’apprennent le résultat de la course.

    A l’ICAP, le bureau des swaps de taux d’intérêt et l’écran 19901 étaient contrôlés par un petit groupe d’une vingtaine de courtiers, dont certains gagnaient des millions de dollars. Ces courtiers prenaient tellement d’argent pour leur pomme que l’unité était surnommée « l’Ile au Trésor ».

    D’ores et déjà, des rapports indiquent que les courtiers de l’Ile au Trésor ont provoqué de tels retards de manière intentionnelle. Bloomberg a interviewé un ancien courtier qui a déclaré qu’il avait été témoin du retard des courtiers ICAP lorsqu’il fallait communiquer le prix des swaps. « Cela permet aux vendeurs de dire aux courtiers de rentrer en retard les échanges dans le système au lieu de le faire en temps réel », écrit Bloomberg, notant que l’ancien courtier avait « été témoin oculaire de telles pratiques ». Un porte-parole de l’ICAP n’a pas fait de commentaire sur cette histoire, quoique la compagnie eût publié une déclaration selon laquelle elle « coopère » avec l’enquête de la CFTC et qu’elle « applique des politiques qui interdisent » le comportement déviant décrit dans les rapports.

    L’idée que les prix sur un marché de 379 mille milliards de dollars puissent être dépendants d’un bureau d’environ 20 types dans le New Jersey devrait en dire long à propos de l’absurdité de notre infrastructure financière. Toute l’affaire, en fait, intègre des éléments d’humour noir. « C’est presque hilarant dans l’ironie », déclare David Frenk, directeur de recherche pour Better Markets, un groupe partisan de la réforme de la finance, « qu’ils aient appelé ça ISDAfix » (NdT : jeu de mot sur la signification de fix en anglais : réparer, corriger)

    Après les scandales impliquant le Libor et peut-être l’ISDAfix, la question qui devrait causer la panique chez tout le monde est celle-ci : quels autres marchés alentour portent-il en eux le même potentiel de manipulation ? La réponse à cette question est loin d’être rassurante, parce que ce potentiel est quasiment universel. De l’or au gaz en passant par les swaps et les taux d’intérêt, partout dans le monde, les prix dépendent de petites cabales privées d’initiés machonneurs de gros cigares à qui nous sommes obligés de faire confiance

    « Dans tous les marchés hors cote, on n’a pas vraiment de prix, sauf ceux d’une bande de types qui s’entendent », note Master désabusé.

    Cela inclut les marchés de l’or (dans lequel les prix sont fixés par cinq banques suivant une procédure de téléconférence à la Libor, procédure qui, ironie de l’histoire, a été créée en partie par N M Rothschild & Fils) et de l’argent métal (dont les prix sont sont fixés par seulement trois banques), de même qu’un certain nombre d’indicateurs dans de nombreux autres marchés – le kérosène, le diesel, l’électricité, la charbon, tout ce que vous voulez. Le problème dans chacun de ces marchés est le même : nous sommes obligés de nous reposer sur l’honnêteté de sociétés telles que Barclays (déjà reconnue coupable et qui a dû payer une amende de 453 millions de dollars dans l’affaire du Libor) ou JP Morgan CHase (qui a payé un arrangement de 228 millions de dollars dans l’affaire du trucage des enchères des obligations municipales) ou encore UBS (condamnée à une amende de 1,66 milliards de dollars pour la manipulation du Libor ET le trucage des enchères d’obligations) et la communication sincères des vrais prix des choses telles que taux d’intérêts, swaps, devises ou matières premières…

    Tous ces indicateurs basés sur la communication volontaire sont sous le coup d’investigations par les régulateurs de par le monde, et Dieu sait ce qu’ils vont trouver. La Fédération Européenne des usagers de Services Financiers a écrit dans un rapport officiel l’été dernier que tous ces systèmes sont mûrs pour des manipulations. « En général » écrit-elle, « ces marchés qui sont basés sur la remontée d’informations volontaire et déclaratives par des ‘agents dont les profits dépendent de tels indicateurs sont particulièrement vulnérables aux abus et aux distorsions ».

    Traduction : quand les prix sont fixés par des compagnies qui peuvent bénéficier de leur manipulation, nous sommes baisés.

    « Prenez celui que vous voulez », dit Frenk, « chacun de ces indicateurs est un potentiel de corruption »

    La seule et unique raison pour laquelle ce problème n’a pas reçu l’attention qu’il mérite est que son ampleur est tellement inimaginable que le péquin ne peut tout simplement pas la concevoir. Ce n’est pas seulement voler en mettant la main dans votre poche et en piquant l’argent, mais c’est du vol dans lequel les banques n’ont que quelques boutons à pousser pour que, par magie, ce qui se trouve dans votre poche perde de sa valeur. C’est une corruption au niveau moléculaire de l’économie, un vol du 21ème siècle – et ça ne fait que commencer…

    Article original publié sur le site de Rolling Stone USA le 25 avril 2013 http://www.rollingstone.com/politics/news/everything-is-rigged-the-big...
    Traduction : Laetsgo, SuperNo, Touchatout (par ordre alphabétique !) http://www.banksters.fr/2013/05/tout-est-truque-le-plus-grand-scandale...
    * http://www.banksters.fr/2013/05/tout-est-truque-le-plus-grand-scandale...
     
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