• Il ne s'agit aucunement de nostalgie, mais de témoignage. Les jeunes générations auront besoin de comprendre, avec des exemples précis, comment leurs ancêtres travaillaient, à une époque où 70% de la main-d'œuvre, employeurs et employés confondus, était encore dans l'agriculture. Pour comparer, aujourd'hui on doit avoisiner les 3%. J'ai repris mes souvenirs qui datent d'environ 60 ans, ce qui n'est pas si loin. Les illustrations correspondent aux vrais modèles que j'ai connus.

    Moissons et Battages

    Quand j'étais encore minot, la récolte des céréales s'avançait, telle une cérémonie quasi religieuse, qui se déplaçait de ferme en ferme avec la "machine à battre", et tout ce qui tournait autour.

    Moissons

    Mais auparavant, chaque récoltant, aidé d'un voisin ou deux, des enfants qu'il pouvait avoir, devait accomplir les moissons. Il fallait guetter le bon moment. Alors, sortait d'un hangar poussiéreux la moissonneuse-lieuse, grand progrès devant la faucille, puis la faux avec son "panier" amovible où se couchaient les épis, puis la faucheuse adaptée avec souvent des moyens de fortune, mais tellement plus rapide et moins fatigante ! Cette moissonneuse-lieuse, tirée par un cheval (le plus souvent deux), et plus tard un tracteur, coupait les épis, dont les tiges se rangeaient bien sagement dans une glissière. Quand la pression des tiges (la paille) devenait trop forte, un petit levier de plus en plus poussé par la pression se déclenchait, commandait un grand bras courbe, où passait la ficelle. Quand le bras séparait les épis de la fournée suivante, une sorte de bec de canard pivotait, bouclait un nœud, et coupait la ficelle. Ce "bouquet" d'épis, qu'on appelait une "gerbe", était alors évacué à l'arrière, dans une sorte de panier métallique. Le surveillant de la machine, assis à l'arrière, attendait que plusieurs gerbes s'entassent dans le panier pour relever son pied, relié par une sorte de pédale de bicyclette munie d'une petite courroie genre cale-pied à un grand levier : les gerbes glissaient alors à terre. Pendant ce temps-là bien entendu, d'autres gerbes étaient en formation dans la machine. Celle-ci n'étant en aucune façon suspendue, le conducteur juché là-haut était secoué et bousculé.


    Devant cet engin, un autre travailleur conduisait les bœufs, les chevaux (la machine était lourde), ou plus tard le tracteur. A l'époque mon père n'avait toujours pas de tracteur, c'était celui de mon oncle qui officiait : à partir de l'âge de douze ans c'est à moi qu'échut l'honneur de conduire le véhicule, en suivant scrupuleusement les rangs de blé, d'orge d'automne (escourgeon) ou de printemps ("baillarge"), ou encore d'avoine.

    Pendant ce temps-là, les autres personnes de la ferme reprenaient les petits tas de gerbes, les regroupaient par treize : quatre en croix, les grains au centre, puis quatre, encore quatre, et une gerbe au sommet pour servir de "toit" en cas de pluie éventuelle. Le champ coupé, les conducteurs venaient aider à terminer cette protection.

    S'il pleuvait fort, il fallait défaire les tas, poser les gerbes côte à côte, attendre qu'elles sèchent, puis reconstituer tous les tas. Les années vraiment pluvieuses, il fallait recommencer plusieurs fois ainsi. Par grand vent bien entendu, faire le tour des champs pour vérifier les tas était de règle. Une chose amusante ? Ces sortes de tourbillons très localisés, comme des micro-tornades, qui se produisaient quand il faisait très chaud. On les appelait "des sorcières". Quand elles passaient dans un champ, sur leur chemin des gerbes montaient à dix mètres de hauteur, voire plus, et retombaient en vrac, la ficelle souvent cassée. Il fallait les reconstituer, reformer les tas.

    Quand le grain était suffisamment sec, avec une grande charrette équipée de hautes barrières de bois, les "ranches", les gerbes étaient transportées à la ferme : il fallait bâtir les"gerbiers" en prévision des battages. Ces tas, de plusieurs mètres de haut, pas loin de dix mètres, étaient bâtis en forme d'ellipse grossière, là encore avec les grains côté intérieur. Ces gerbiers mesuraient facilement douze, quinze mètres de long, sur quatre mètres de large.Ils montaient en s'élargissant un peu, puis s'amenuisaient au sommet pour terminer avec une seule ligne de gerbes, là aussi servant de toit. La tradition voulait que le dernier gerbier terminé, un bouquet de fleurs des champs le couronne. Pour ce faire, les fermiers utilisaient de grandes échelles de bois, non télescopiques. Il s'agissait de fûts d'arbres minces et bien droits, fendus, auxquels étaient assujettis des barreaux, les "rollons".

    Battages

    Le grand jour approchait. Les cuisinières s'affairaient dès la veille pour préparer des repas à plusieurs dizaines d'hommes affamés. Généralement assez tard le soir, après son travail à la ferme précédente, le "patron" de la batteuse arrivait, juché sur son tracteur antédiluvien, poussif, bruyant, à essence bien entendu, qui traînait "la machine" munie de roues. La mise en place se faisait là. A force de manœuvres, la batteuse était glissée entre deux gerbiers (il y avait normalement juste la place), et le tracteur était placé face à elle.

    Le lendemain matin, tous les voisins arrivaient, la fourche à trois doigts sur l'épaule. Ils se répartissaient selon les besoins, et les compétences de chacun.

    archives personnelles - photo prise par mon arrière-grand-père
    Les premiers grimpaient, avec les fameuses échelles, sur les gerbiers : au départ ils n'étaient que deux, puis au fur et à mesure que la place s'élargissait, ils en finissaient à être sept, huit, se passant les gerbes en direction de la machine.

    D'autres montaient sur la batteuse elle-même, l'un d'eux coupant les ficelles et étalant la gerbe sur un tapis roulant. Ils se relayaient bien entendu.

    D'autres encore se postaient à l'arrière de la "bête", d'où jaillissaient le long de glissières les bottes de paille débarrassée de son grain, bottes liées avec des ficelles plus grosses en général que celles des gerbes, puisque destinées à durer jusqu'à un an. Ce n'est pas la batteuse qui se chargeait de ce travail, couplée à elle par une autre courroie une botteleuse permettait de répartir l'effort. Ces hommes à l'arrière bâtissaient le "pailler". Dans les fermes "importantes" (pour l'époque), ce pailler était très imposant, puisqu'à lui seul, il occupait presque autant de volume que tous les gerbiers réunis.

    Les derniers attendaient, devant la machine, à côté de l'énorme courroie qui, depuis le tracteur, entraînait la poulie de la batteuse. Eux engageaient des sacs de jute, dont des dizaines attendaient leur tour, sous de petits guichets munis d'une trappe. C'est là que jaillissaient les grains, par catégories, y compris les "mauvaises herbes" qui nourrissaient poules ou cochons. Les céréales nobles, de loin les plus nombreuses, emplissaient leurs sacs très vite. Il fallait le coup d'œil, pour fermer au bon moment la trappe. Alors, avec une barre de bois solide, à deux les hommes chargeaient le sac sur l'épaule d'un autre, en direction du grenier, ou d'un endroit de stockage au sec pour le négociant qui passerait les chercher avec un camion. Il fallait être fort pour ce travail : pendant des heures il fallait coltiner ces sacs de quatre-vingts kilos, puis retourner chercher le suivant.

    L'enveloppe du grain, pour sa part, "la balle", était évacuée en ronflant, poussée par un énorme ventilateur interne via un gros tuyau de tôle vers un tas, c'était pratiquement le seul sous-produit inutile. En fait, traitée correctement elle aurait pu sans doute servir pour fabriquer de la pâte à papier d'emballage.

    Autour de tous ces hommes qui trimaient toute la journée, évoluaient les femmes et les enfants les plus grands, ils apportaient à boire à ces hommes vivant dans une énorme poussière. Que leur était-il proposé ? Du vin un peu coupé d'eau, ou aussi un mélange curieux d'eau, de café, de sucre, et d'eau-de-vie, le "filant quatre" (il en existait des variantes bien entendu).

    Le midi, et aussi le soir quand c'était fini tard, le travail s'arrêtait le temps du repas. Les bancs de bois s'alignaient pour caser tout le monde autour des tables, de bois brut également. Les tables, les mêmes piles d'assiettes, les mêmes couverts passaient d'une ferme à l'autre, car c'est souvent une cinquantaine de personnes (sans les cuisinières et les enfants) qu'il fallait sustenter sans compter. Il s'agissait de nourriture solide, car malgré la chaleur tout le monde avait très faim. Les cuisinières se mettaient à table après les hommes, pendant qu'ils retournaient à leurs postes. Même les enfants pour qui c'était l'occasion de jouer ensemble, étaient fort heureux de faire alors une pause autour des tables dans leurs galopades et leurs cris.

    Arrivait le soir. Dans le soleil déclinant, les hommes des gerbiers, au lieu de laisser glisser les gerbes vers le bas, devaient désormais les hisser vers les hommes de la plate-forme. Les hommes aux sacs avançaient moins vite. Ceux du pailler bâtissaient en escalier les derniers rangs de bottes. Tous étaient noirs de poussière et de sueur.

    Non, le tracteur qui actionnait la batteuse n'était pas jeune !
    Et puis l'entrepreneur de la batteuse débrayait la poulie, pendant que partaient les derniers sacs. Il avançait légèrement le tracteur, après avoir enlevé toutes les cales qui le maintenaient immobile. Cela lui permettait de dégager la courroie, et de la replier grossièrement pour la mettre à plusieurs dans une remorque, car elle était fort lourde. Il n'avait plus qu'à faire changer de direction le tracteur, afin de le reculer vers la batteuse, et d'enclencher le crochet de transport. L'ébranlement soudain de cette machine, avec ses deux roues avant orientables, était toujours impressionnant. Elle manœuvrait là où s'étaient bâtis les gerbiers, sur cette aire où ne subsistaient que quelques tiges cassées, le tas inutile de "balle" qui finissait généralement sur le fumier, et l'imposant pailler qui servirait de litière aux animaux de la ferme. C'était fini pour un an dans cette ferme-là.

    Le lendemain matin, décrassés, après une nuit bien gagnée, les hommes devaient reprendre ces tâches, terribles dans la chaleur de l'été. Nos proches ancêtres étaient bien solides ! car le rôle des femmes n'était pas moins harassant. N'oublions pas que, pendant ce temps-là, il fallait aussi s'occuper du bétail, de la traite (à la main), et du reste : chaque ferme pratiquait la polyculture, et le soin aux animaux ne souffrait aucune journée "de congé".

    Dans mon village, ces travaux collectifs ont duré jusque vers la fin des années soixante. Puis arrivèrent les moissonneuses-batteuses. Aujourd'hui, entre le moment où la tige de la céréale est coupée, et celui où le grain arrive chez le négociant, il ne s'écoule que quelques heures au maximum. Tout en roulant, la machine déverse par une vis sans fin le grain dans une remorque à hauts bords métalliques qui avance à la même vitesse. Dès que cette remorque est pleine, un autre tracteur approche avec une autre remorque, et ainsi de suite. Les véhicules font directement une noria chez l'industriel ou à la coopérative, jusque au-dessus d'une sorte de grille dans le sol ; en manœuvrant un levier le fond de la remorque s'ouvre, et le grain qui glisse en-dessous est monté là encore par une vis sans fin vers le silo. Autrefois, c'est un mois qu'il fallait, de la moissonneuse-lieuse au stockage industriel, mais le grain avait mieux le temps de mûrir, s'il ne subissait pas entre-temps les intempéries.


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  • st_barthelemy

    Le 11 novembre sera une fois de plus le jour de repenser aux morts et disparus d'il y a bientôt un siècle. Actuellement, beaucoup d'entre nous encore ont connu des témoins directs de ce qui s'est passé là, avec une violence inouïe dont la terre est a jamais marquée comme du côté de Verdun.

    Quand ceux qui ont connu les rescapés de cette guerre de 1914-1918 si meurtrière auront disparu, soit dans quarante ou cinquante ans, que deviendra le souvenir de cette boucherie ? Dans notre pays, c’est également le souvenir des guerres d’Indochine et d’Algérie qui sera marginalisé, ainsi bien sûr que la mémoire de l’occupation. Ce seront des cerveaux vierges qui resteront, ouverts à toutes les propagandes faute de repères. Si l’Histoire n’est pas correctement enseignée aux nouvelles générations, toutes les manipulations deviendront possibles.

    Or cette matière essentielle est désormais considérée comme un luxe superflu par les ignares au pouvoir, puisque, comme la philosophie, elle entraîne à réfléchir. Le relèvement de la TVA sur la culture n’est pas un fait anodin : devenue trop dispendieuse pour des citoyens de plus en plus appauvris, elle sombrera dans un néant d’où il sera très difficile d’émerger à nouveau.

    C’est pourquoi plus que jamais, un jour du souvenir des conflits, de tous les conflits, devra être au contraire renforcé. Le 11 novembre est une bonne date : peu de temps après la commémoration des morts en général le 2 novembre, ce point d’orgue nous rappellera que c’est par dizaines, voire centaines de millions que la folie de quelques hommes ivres de pouvoir et de culte de l’argent aura conduit au trépas nos frères humains. Il faudra que cette commémoration tienne compte de toutes les guerres, les plus fratricides comme les guerres de religions, aussi bien que les plus lointaines comme l’invasion de l’Amérique par l’homme blanc.

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  • mercredi 2 novembre 2011



    C'est de loin qu'on les entendait. Les lavandières étaient alignées, le long des bords en pente du lavoir, et paf ! paf paf ! elles battaient le linge avec leurs battoirs de bois, grosses spatules épaisses, blanchies et polies par le travail. Elles se faisaient face, car deux lignes de ces blocs de granit noir bordaient le bassin d'eau claire et courante. Une source alimentait ce bassin, source qui alimentait un ruisseau en amont et en aval de ce lavoir sûrement ancien. Abondante, une partie de son cours régulée par une sorte de petit barrage longeait à l'extérieur le lavoir, se déversant dans un lit serpentant. Juste à la hauteur de l'entrée du lavoir, une rangée de pierres délimitait une profondeur un peu plus importante. Juste au-dessus une sorte de barrière métallique empêchait les animaux de remonter le ruisseau, et régulièrement bovins et caprins venaient là boire avant de rentrer à la ferme. Il était même amusant de rencontrer ces troupeaux faisant la queue vers sept heures du soir, maintenus par leurs bergers en attendant que le troupeau précédent ait terminé. Chacun de ces groupes d'animaux ne comportait guère que de trois ou quatre unités, jusqu'à une douzaine pour les "grosses fermes".

    Et pendant ce temps (enfin, c'était en général plus tôt dans la journée) ces dames maniaient avec détermination leurs battoirs, retournant et retournant le linge qu'il fallait rincer dans l'eau froide. Un passage dans l'eau, elles tordaient un peu, paf ! paf ! un retour à l'eau, elles battaient à nouveau, puis passaient à la pièce suivante. Malgré la roideur des tissus, parfois filés et tissés sur place, les chemises, jupons, et autre pièces de lingerie n'arrivaient pas au poids des draps, épais et cartonneux souvent. C'est pourquoi elles n'avaient pas vraiment des silhouettes de mode : au contraire, leurs bras robustes se comparaient avantageusement avec ceux des hommes, malgré le côté essentiellement manuel des travaux des champs.

    Bien entendu, ces assemblées, qui duraient des heures, étaient l'occasion de discussions animées, puisque c'était le seul moment où elles avaient le temps d'échanger ragots et nouvelles locales. Il fallait les voir bla bla, paf paf, bla bla, les paroles rythmées par les mouvements des bras ! C'était ainsi que se constituait la gazette, seulement orale bien entendu.

    Ce passage au lavoir n'était que presque la fin d'un long processus. Dans un coin de pièce de la ferme, une énorme "pouëloune" de fonte était chauffée par un feu de bois dans une sorte de gros réchaud adapté, de fonte également. L'eau y bouillait, additionnée de lessive plus ou moins artisanale, et de "boules de bleu" qui gardaient la blancheur au linge, alors que naturellement il avait tendance à jaunir. Quand l'ensemble avait bouilli deux ou trois heures, c'est là que les ménagères essoraient sommairement literie et vêtements, et les entassaient dans une brouette, avec leur genouillère, cette sorte de caisse où elles posaient leurs genoux le long de la pierre à laver. Elle y mettaient en général un coussin, pour que l'épreuve soit moins rude.

    Au retour de l'expédition, une fois par semaine, ou par mois, selon les besoins, le linge était essoré le mieux possible - à la main bien entendu - et étendu sur de longues cordes étendues dans les jardins, ou sous des hangars quand ils étaient vidés de leur paille. Il y restait souvent plusieurs jours, s'il ne pleuvait pas. Sinon, il fallait le rentrer précipitamment s'il était dehors, puis l'étendre à nouveau dès que l'averse avait cessé. En hiver, ces travaux étaient pénibles, avec le froid, bien que l'eau de source fût souvent plus "chaude" que l'air, le bassin "fumait" par les petits matins gris quand les écoliers le longeaient.

    Dans mon village, pourtant bien petit, quatre lavoirs se partageaient la faconde des lavandières, chacun alimenté par une source différente. L'employé municipal, périodiquement, en nettoyait fond et bords afin que l'eau reste propre. Les sources existent encore aujourd'hui, mais les nappes phréatiques sont désormais beaucoup plus profondes en raison de l'eau courante pour tous, alimentée par un château d'eau couvrant douze communes. C'est pourquoi, désormais, les lavoirs ne sont plus abreuvés que par des filets d'eau, et le fond des bassins s'est un peu embourbé avec le temps. Qui, aujourd'hui, oserait encore s'en servir comme les "dames du temps jadis" ? Ce n'est pourtant pas si ancien, puisque pendant des années j'ai vu et entendu ces gestes sans doute millénaires.

    "Mais où sont les neiges d'antan ?"

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  • lundi 16 mai 2011



    Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, imaginez ce qu'était un lycée "libre", comme y disaient, il y a une bonne quarantaine d'années.

    D'abord, vos parents et vous-mêmes, jeune ado en pleine croissance, vous présentiez devant le Rrrévérend Père Supérieur, chanoine de l'église du cru, apologiste renommé, et tutti quanti. Nous passerons sur sa difficulté à ne point postillonner abondamment, tare physique qui peut arriver à tout le monde. Sa retraite abondamment pourvue de livres pieux, d'images qui ne l'étaient pas moins, rappelait plus celle d'un vieux philosophe chenu que du fringant manager d'une Sup de Co de luxe. Sa soutane fatiguée soulignait l'ascèse certainement réelle à laquelle il se soumettait.

    Le cher homme nous avait alors convié à une visite des lieux, essentiellement l'internat pour les Secondes, le petit parc, le labo assez vétuste pour les sciences physiques, le réfectoire des "grands" car l'institution avait aussi une partie Collège. On peinait pour lui de le voir s'essouffler en raison d'une corpulence manifestement due à une maladie. La salle de classe, unique (ce sont les professeurs qui se déplaçaient, non les élèves) n'était pas accessible.

    C'est ainsi que je me suis retrouvé dans un nouvel environnement d'internat, plus discret qu'auparavant puisque j'avais connu les longs dortoirs anonymes du collège auparavant, dans une autre ville. Là, au moins, chacun avait son box spartiate, mais intime.

    C'est ainsi que j'ai connu les joies de la vie de lycéen. La seconde année, les box étaient aménagés "au Carmel", un ancien carmel de religieuses où le couloir des classes s'intégrait dans le promenoir des nonnes. Celui-ci avait été isolé du jardinet central par des vitres, précaution précieuse en hiver. Cela n'empêchait pas de devoir parfois subir les offices et les complies du dimanche soir à la chapelle, comme il se doit dans un pareil environnement. Seule différence avec le collège : les fins de semaines se passaient désormais à la maison en général.

    Nos enseignants, qui donc se déplaçaient entre les classes exception faite des sciences physiques ou naturelles, étaient généralement des "pères", prêtres non curés, avec la longue soutane qui les couvrait entièrement. Ils étaient en short en-dessous, comme avait lâché l'un d'eux arf arf... Très sympathiques, du moins ceux qui étaient intelligents, ils avaient très souvent des conversations avec les élèves pendant les récrés, et ils n'hésitaient pas à convier des groupes à venir les voir chez eux, dans les chambres où ils avaient leur quartier de vie. C'était plein de bouquins, souvent spécialisés. Le prof d'anglais, qui utilisait son salaire à passer tous les ans un mois chez les British (ouf la nourriture), avait non seulement un accent parfait, mais aussi un vrai attirail de peintre (il était aussi prof de dessin), et des flûtes traversières magnifiques dont il jouait comme un pro.

    Quant au prof de sciences physiques, sa tanière était emplie de musique. Il possédait, chose rarissime à l'époque, une chaîne stéréo de bonne facture et une belle collection de disques de tous genres, que nous pouvions écouter sans problème quand il était là. Bel homme, il faisait un malheur sur les plages de la région. Je n'ai pas été surpris, plus tard, d'apprendre qu'il avait défroqué pour vivre une vie "normale" avec femme et enfants.

    Il y avait aussi "la" prof de sciences nat, une vieille dame sans doute ancienne étudiante en médecine (elle avait épousé un généraliste) qui était un sujet d'étude à elle toute seule. Ses commentaires étaient émaillés de mots tout faits, du genre "entièrement", "à ce moment-là", dont les plus facétieux notaient la fréquence pendant les cours. Sa compétence était sans faille. Bénéficiaire (sic) d'une section sans doute oubliée, M prime, j'avais comme d'autres les sciences nat (on doit dire aujourd'hui sciences de la vie et de la terre) renforcées, avec beaucoup d'heures par semaine, souvent deux heures consécutives, à la place d'une seconde langue. Bizarre, non ?

    Enfin, il y avait le prof de maths. Science ingrate pour moi, dont cet homme estimable avait décrété que je ne serais jamais matheux un jour où dans un exercice, je n'avais pas décelé que le truc pour résoudre celui-ci était le théorème de Pythagore. Cela n'avait pas empêché cet homme estimable de me proposer une soirée astronomie pour moi tout seul : il avait apporté une lunette astronomique (il savait que la chose m'intéressait beaucoup), et jusqu'à plus de 10 heures du soir nous avons ensemble traqué étoiles et planètes. Grâce à lui j'ai pu voir les satellites de Jupiter, du moins les plus gros. Remarquable, non ?

    Pour mes condisciples, rien de remarquable. A partir de la Première j'ai pu me lancer dans les joies et les affres du Bridge, le jeu de cartes, pendant que d'autres s'éclataient avec des ballons de caoutchouc souple sur les cours de récréation. Chacun son truc. Un type de Terminale s'escrimait, récré après récré, à sculpter un visage sur un angle de mur de la limite de ce terrain de récré. L'année suivante, un autre tentait à tout prix à se prendre pour la vedette sur le terrain de sports. Plus tard, leader politique, il dut s'éclipser modestement (un comble pour lui) en raison de graves accusations sexuelles entre ses fils.

    J'ai connu ainsi plein de gens, des plus normaux, à des pointures qui osent se lancer dans l'arène nationale. Ainsi, un ami, qui depuis a été maire d'une ville importante, sénateur, mais aussi dont la mère, le jour de l'oral (obligatoire alors) du Bac que nous avons passé ensemble, m'a offert un café en attendant de passer l'épreuve dans la préfecture de région, reste précieux dans ma mémoire. Dans le petit journal (très) périodique des élèves, il avait osé apprécier positivement un texte que j'y avais proposé.


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  • lundi 11 avril 2011



    Ah petits malins ! J'en vois ouvrir des yeux ronds : mais qu'est-ce donc qu'une coussotte ? Je parie que lapecnaude sait, mais des difficultés de santé la privent momentanément de clavier.

    Comment réglait-on l'absence d'eau courante, autrefois ? Cela obligeait à utiliser plusieurs ustensiles dont certains ne seraient guère nécessaires aujourd'hui. Il fallait un puits, avec de l'eau potable dedans. En raison des captages urbains, qui aspirent les nappes phréatiques, ces puits aujourd'hui sont quasi secs, et souvent infestés de nitrates. Il fallait un seau. On en trouve encore. Il fallait un manche, pour y accrocher ce seau avec une sûreté anti-décrochage. Les paysans savaient en fabriquer eux-mêmes, à partir d'une petite branche bien droite. On plongeait le seau dans le puits, pour ramener cette eau, bien fraîche même en été, dans la cuisine familiale.

    Là, comment faire, pour tout simplement se laver les mains, ou boire à la régalade, ou... ? Intervenait cet instrument que, dans le Poitou récemment encore (une bonne quarantaine d'années), l'on nommait la coussotte. Il s'agissait d'une sorte de petite casserole métallique (on en a même faites en plastique) à laquelle était fixé un manche rond, long, effilé et creux. A la soudure entre les deux, la casserole était percée.

    Cette coussotte , il suffisait de la plonger dans l'eau pour la remplir, et de la poser sur les deux bords opposés du seau, lui-même installé dans l'évier familial. S'échappait un mince filet d'eau, comme d'un robinet. Il suffisait de replonger la chose dans l'eau, pour la remplir à nouveau. Combien de fermiers autrefois, pressés par le labeur, se contentaient le plus souvent de ce robinet primitif pour leurs ablutions quotidiennes, et ne se lavaient sérieusement que le dimanche le plus souvent !

    La coussotte, c'était plus qu'un petit ustensile, c'était un élément de civilisation.

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  • mardi 1 février 2011




    Il faut avoir une idée de ce que voulait dire, il y a plus de 50 ans maintenant, "aller en Sixième". Seuls quelques-uns, ceux qui avaient les meilleures notes, pouvaient espérer sauter le pas. Les autres continuaient après le Cours Moyen, à suivre ce qu'on appelait le Cours Supérieur pendant trois ans, jusqu'au légendaire Certificat d'Études Primaires. Dans le cas le plus simple les gamins se retrouvaient au Cours Complémentaire, au chef-lieu de canton, pour quatre ans. Un car de ramassage faisait donc le tour de toutes les communes, une douzaine, qui le composaient.

    Pour ceux, nettement moins nombreux encore, qui "optaient" (comme si on leur demandait leur avis) pour "l'école libre" (traduisez confessionnelle, qui de toute façon dans ma région n'existait pas en Primaire), il fallait aller jusqu'à la ville, en l'occurrence le chef-lieu du département (mazeeeette). Vingt kilomètres, le bout du monde, quoi, pour des enfants qui ne connaissaient au mieux leur environnement qu'à sept ou huit kilomètres de rayon, ce qu'on peut faire en vélo.

    Ce fut pour mes parents, qui ne démordaient pas de leur "école libre", l'occasion d'acheter leur première voiture, une 4CV d'occasion. Ce fut pour moi, à qui il fallait toutes les chances de mon côté, l'occasion de découvrir l'anglais chez une fille qui en connaissait un peu plus, et qui m'a fait des cours pendant toutes les "grandes vacances" deux fois par semaine. Je dus aussi, sur le conseil appuyé du directeur en soutane du futur collège, m'astreindre à des pages et des pages d'écriture, que dis-je, de calligraphie, en anglaise droite, seule façon d'écrire correctement selon ses dires.

    Pendant ce temps-là, tout le "trousseau" imposé fut avec minutie étiqueté avec mon nom en toutes lettres, par ma mère qui souvent râlait à ce propos. Il y en avait, des pièces obligatoires !

    Arriva le jour de l'emménagement. Arrivée dans ce vieux collège froid et encore désert (il était tôt). Les rares parents déjà arrivés montrèrent à des parents plutôt désorientés les différents endroits où aller, la "salle des chaussures" aux relents indélébiles, le dortoir immense avec les lits tout petits (quelque chose comme 140x70) alternant avec de petits meubles à vêtements, le réfectoire aux noms déjà indiqués sur une pancarte, par tables de 6...

    Tout ce chambardement terminé, il ne resta plus qu'à prendre congé, avec des au revoir un peu mouillés. Direction la cour de récréation, où déjà je portais la tenue obligatoire, la grande blouse grise si gaie et si sympathique. Tout le monde se regardait avec curiosité, sachant que les habitués arrivaient plus tard.

    C'est ainsi que je me suis retrouvé en pension. Tout était minuté par la sonnerie déclenchée par la grande horloge électrique. Tous les matins à 6h30, c'était le réveil et la toilette, à 7 heures la descente en étude jusqu'à 7h30 : direction la messe. A 8 heures, c'était le petit déjeuner, puis la récréation. 8h30, les cours commençaient jusqu'à midi, avec une pause d'un quart d'heure. Dès le déjeuner fini, c'était le retour en étude pour encore une heure. Une demi-heure de récréation faisait la coupure, jusqu'à la fin des cours à 17h. Encore une "récré" d'une demi-heure, et c'était la "grande étude" jusqu'à 19h. Le repas du soir terminé, soit on repartait en étude, soit une fois par semaine (le jeudi) c'était le retour à la chapelle (du couvent?) pour les Complies. Puis à 21 heures, après une brève toilette, c'était l'extinction des feux. Été comme hiver.

    Le samedi était un jour comme les autres. Le jeudi (pas le mercredi), après les cours du matin et le déjeuner, certains profitaient d'une brève sortie avec les parents qui pouvaient venir. A 17h 30 il fallait être rentré. Il y avait aussi la possibilité d'une sortie pour le dimanche, après 17 heures le samedi, avec rentrée là aussi pour 17h 30 le dimanche.

    Ceux qui ne partaient pas avec leurs parents avaient "droit" à aller jouer au football le jeudi après-midi, sur un stade assez proche. Je détestais le "foot". Je préférais me geler sur le bord du terrain. Je n'étais pas le seul. Le dimanche, c'était le matin la grand-messe, et l'après-midi la promenade. Elle nous emmenait un peu n'importe où. Parfois on atterrissait au stade de foot où des "grands" jouaient "pour de bon". L'équipe locale était selon les années en première ou seconde division amateur. Il arrivait aussi que nos pas nous portassent au stade de Rugby : c'était déjà plus amusant. Mais bah ! je n'ai jamais été sportif.

    Quand on sortait le dimanche, il fallait enfiler l'uniforme : costume bleu, chaussures noires type "richelieu". Parfois on croisait le troupeau des filles, d'un autre collège-lycée voisin, en bleu elles aussi avec une sorte de... bouse ? bleue sur la tête. Gloussements de part et d'autre. Mais attention ! Pas trop fort, sinon on rentrait directement au pas cadencé à l'étude !

    Une fois par an, c'était la fête, les Portes Ouvertes. Stands débiles, musique... on connaît la chanson ! Nous étions tous ce jour-là en culotte courte, chemise blanche, petit ruban bleu noué en guise de cravate. Cette fête permettait de financer des améliorations, comme la télévision qui est apparue un jour, vers la fin de mon "séjour". Le matin, comme c'était en mai, le collège entier défilait en ville, par rangs de trois espacés de deux mètres en largeur et en profondeur, au pas cadencé. Un petit orchestre placé en tête, que les méandres des rues ne permettaient pas toujours d'entendre, donnait la mesure comme il le pouvait. Heureusement, les voitures étaient encore assez rares.

    Je ne garde pas du tout un souvenir ému de mes quatre ans chez les "frères Quat'Bras", comme on les appelait. C'est au contraire pour une sorte de catharsis que je rapporte ici ces quelques souvenirs. Brrrr...

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  • mardi 18 janvier 2011




    Il n'y avait pas que la dureté de la vie autrefois. Quand j'avais une quinzaine d'années, il m'arrivait d'aller à la pêche. La veille, j'allais au tas de blé prévu pour le réensemencement de l'automne, et j'y prélevais une petite, ô bien petite poignée de grain. Je la mettais à bouillir doucement dans une petite casserole, avec de la menthe. Pendant ce temps-là, je préparais mon vélo avec plusieurs lignes différentes à utiliser selon les états de l'eau, et puis mes deux cannes à pêche. Le blé cuit allait au frigo en attendant le lendemain. Comme on ne sait jamais quelle météo on va trouver, j'y joignais un imperméable, et un chapeau de paille.


    Le lendemain, le réveil sonnait très tôt, à quatre heures en général, ce qui ferait trois heures aujourd'hui, heure d'été. Je prenais mon vélo, prêt de la veille, bien avant le lever du soleil, je faisais deux ou trois kilomètres, en m'enfonçant dans le « marais mouillé », ce labyrinthe de petites « conches », de « rigoles » (chaque largeur de fossé ou de canal avait un nom différent), de petits chemins dont beaucoup étaient sans issue et aboutissaient justement à une rigole.


    Après un certain coude du chemin, je descendais de vélo, ouvrais une assez symbolique barrière avec des barbelés, refermais derrière moi pour le cas où le terrain où je m'aventurais était peuplé de bétail. Je traversais ce terrain, herbu, odorant, entouré de peupliers bruissants et frémissants sous la brise nocturne. Il ne faisait pas vraiment chaud à cette heure-là, dans un milieu toujours humide. J'arrivais sur le bord opposé du pré, bordé de frênes têtards qui plongeaient une partie de leurs racines directement dans l'eau de la rigole. Je vérifiais l'état de celle-ci. Souvent l'eau était claire, mais il arrivait que des lentilles d'eau fassent une couche vert clair à la surface : il fallait prévoir les lignes lestées, avec beaucoup de plombs et des bouchons plus gros. Je déballais sans bruit mon matériel, plantais mes supports de lignes, assujettissais des grains de blé décortiqués au bout des lignes grâce à une petite lampe à pile, étendais les lignes, et mon bouchon était à l'eau alors que l'est commençait à peine à s'éclaircir (en été bien sûr).


    J'attendais, immobile. Les oiseaux commençaient leur chant matinal, voletaient d'arbre en arbre. Le ciel blanchissait en face de moi à travers les rideaux successifs d'arbres. Je commençais à voir mes bouchons blancs sur le noir de l'eau, ou le vert des lentilles. Souvent, c'est là que commençaient les prises. Les poissons allaient sans doute en quête d'un petit déjeuner. Gardons, tanches, ablettes parfois venaient goûter mes grains de blé. Je les mettais dès la prise dans un panier métallique plongé dans l'eau, et accroché à la berge. Parfois je ne prenais rien. Mais cela n'avait pas d'importance, car cette ambiance suffisait au bonheur. Le soleil continuait à monter, j'en profitais pour me découvrir. Les insectes reprenaient leurs ballets, nombreux papillons dont un bleu qui n'existe nulle part ailleurs, facétieuses libellules qui se posaient sur mon bouchon parfois, abeilles affairées. Si des veaux étaient présents, ils venaient me flairer parfois. La matinée s'avançait ainsi. Les senteurs de menthe sauvage et de beaucoup d'autres herbes aromatiques emplissaient l'air avec l'arrivée de la chaleur.


    Je rentrais vers midi dans un nuage d'insectes, de papillons, de libellules... Je repliais tout, reprenais le vélo, parfois un oiseau effrayé s'envolait à mon approche. C'est ainsi qu'un jour, j'ai vu passer juste au-dessus de moi un magnifique faisan tout effrayé, dans le petit chemin entouré de grands arbres. Un froissement dans les feuilles : les plombs. Un coup de fusil. Le chasseur ne m'avait pas vu. Heureusement, il ne m'a pas eu, le faisan non plus. C'est pourtant si beau, un faisan !

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  • mercredi 12 janvier 2011



    « All' ont ben changé, les affaires, oui dame, dans nos coins pardus.
    Si nos défunts grands-pères retourniont, le s'y reconneuteriont pus. »

    Yves Rabault, poète patoisant, Barde poitevin, que j'ai bien connu, avait écrit ce petit sketch il y a pas loin de cinquante ans. Je me souviens mal de la suite, dommage !

    Il y a peu, j'ai eu enfin la chance de revenir sur les lieux de mon enfance. C'était l'époque où la télévision n'existait pas, où l'eau venait du puits de chaque maison. Il fallait pomper, avec la pompe à balancier. Chaque matin, le premier travail en hiver consistait en l'allumage du feu, dans la grande cheminée. Keuff ! Keuff ! Keuff ! Au départ, cela fumait, toute la maison était imprégnée de cette odeur, au fil du temps.

    Pour se déplacer, à part de bonnes chaussures ou un vélo soigneusement révisé, la seule façon de se déplacer était le char à bancs, attelé sur le petit cheval de la ferme. Par temps de pluie, on relevait la capote, qui ne protégeait guère quand le vent poussait les gouttes presque à l'horizontale. Mais n'y avait-il pas le « grand parapuie biu », cette immense ombrelle bleu charrette dont les « baleines » étaient vraiment taillées dans des fanons de baleine ?

    Tout le monde connaissait tout le monde, dans le village et les autres communes environnantes. On ne se déplaçait pas, les mariages (obligatoires) se concluaient entre voisins, à quelques kilomètres à la ronde. Tout le monde était un peu le cousin de tout le monde. Et si par hasard il fallait aller plus loin, n'y avait-il pas le petit train à voie étroite, qui rejoignait la « grande ligne » à une dizaine de kilomètres ? Si l'on était un peu en retard, il suffisait de courir : un peu plus loin que la gare veillait la « côte de la beurrerie », qui obligeait la poussive locomotive à rouler presque au pas. Qui perdait son chapeau (tout le monde était couvert) en raison du vent descendait en marche, et remontait un peu plus loin, le galurin vissé sur le crâne. Hasard des correspondances, pour faire les vingt kilomètres aller et autant au retour vers la préfecture, il fallait prévoir une nuit d'hôtel. Autant aller à pied...

    Dans cette fameuse « beurrerie » était traité le lait de la commune. Quelques ouvriers s'en occupaient, l'un d'eux allait collecter le lait chez les habitants. Avec sa carriole à cheval, il s'arrêtait à chaque ferme. Le précieux liquide avait été transvasé du seau de traite dans d'autres seaux plus grands, en aluminium épais. Le laitier versait le contenu de ces récipients dans de grands bidons, après avoir mesuré la quantité fournie avec son décalitre. Oui, cela faisait beaucoup de transvasements. Mais le beurre qui en résultait était excellent, il avait même obtenu la médaille d'or au salon de l'agriculture de Paris, en 1902. Comme il était vivant jusqu'au bout, il se défendait très bien contre les agressions microbiennes, à la différence du lait industriel qui est tué tout de suite.

    Le temps n'avait pas la même valeur qu'aujourd'hui. Plus jeune, mon grand-père n'hésitait pas, une fois par an, à prendre à pied le chemin d'un village éloigné, à une trentaine de kilomètres, pour la foire aux bestiaux. Il partait très tôt, bien avant le lever du soleil. A la nuit tombée, il était revenu. Les journées étaient longues, dès six heures c'était la traite du matin, et on ne se couchait guère avant vingt-trois heures. Sieste recommandée.

    Aujourd'hui, les lieux n'ont pas tellement changé. La petite ferme où je suis né, ainsi que ma grand-mère, son propre père le menuisier-charpentier, et ainsi de suite, abrite aujourd'hui de jeunes artistes qui font des cours de dessin, de peinture. Cela s'appelle « Le balet des Arts ». Avec un seul L, c'est le mot local pour un hangar. Les volets ont tous été repeints au fameux « bleu charrette » célébré par une autre maison placée au bord de la Sèvre, que l'on retrouve sur tant de dépliants touristiques.

    Juste à côté de la maison, une fuye se dresse toujours là, restaurée à l'initiative de l'ancienne députée du coin (SR) : elle n'abrite plus de pigeons « fuyants » (sauvages) depuis longtemps. Maintenant, elle se visite librement, mais autrefois elle appartenait à la vieille voisine de l'autre côté de la rue, une rentière qui n'avait jamais travaillé, qui avait appris le maintien, la broderie, toutes ces choses si importantes auxquelles s'adonnaient les jeunes filles « de bonne famille » de la fin du XIXe siècle.
    Cette vieille dame, chez qui j'étais toujours très bien accueilli par elle, et sa servante à tout faire, habitait une demeure typique des grandes fermes saintongeaises. C'est entouré de grands murs, on aperçoit difficilement le corps principal du bâtiment. Les ouvertures très chiches côté rue sont compensées par celles, bien plus abondantes, du côté jardin. Pendant que la maîtresse lisait son journal, passait avec délicatesse un chiffon sur les meubles et les bibelots, priait, recevait des « personnalités », élus locaux, notables, même un sénateur, la servante gérait l'immense jardin potager, celui d'agrément avec ses pelouses et ses allées, le poulailler, les lapins, faisait la cuisine, cirait les escaliers (une savonnette), ne s'arrêtait presque jamais. C'était presque l'autarcie. Dans une dépendance, l'alambic dont une partie avait été confisquée par les allemands pour son cuivre, était de la taille de ses cousins d'un petit peu plus au sud, là où le vin local a le droit d'être transformé en Cognac. Sans doute la fortune des maîtres des lieux venait-elle de là.
    Même la lessive était une affaire importante, et peu fréquente. Le linge et la literie étaient enfournés dans de grandes « ponnes » de pierre, des récipients de plus d'un mètre de large, sous lesquelles on allumait du feu. En guise de lessive, c'est de la cendre qui était ajoutée au linge. Une fois la « cuisson » terminée, le tissu lourd et trempé était sommairement tordu, puis déposé sur une brouette en direction du lavoir le plus proche. Mon village, pourtant bien petit, en comptait quatre, qui ont été récemment restaurés comme la fuye. Les femmes, qui ne manquaient pas de muscles, s'y déplaçaient, et pièce par pièce plongeaient leur chargement dans l'eau souvent glacée, puis le battaient comme les lavandières de partout afin de le rincer. De retour chez elles, elles l'étendaient pendant des jours. Le tissu des draps, souvent de fabrication locale, était généralement très lourd, très épais et très rêche. Elles l'avaient filé à la veillée avec leur rouet, et des tisserands installés dans des moulins à eau transformaient ce fil, de laine, de chanvre, en toile.
    Dernier point remarquable, près du vieux château féodal qui autrefois prévenait les incursions des Vikings, quand la mer arrivait pratiquement jusque-là, le port était un point de passage obligé pour les paysans allant chercher du bois dans les marais. Des bestiaux empruntaient les « batais » comme les humains, mais plus grands, pour changer de pré. Des chasseurs aussi avaient leur petit « six pieds » pour le gibier d'eau. C'était, si l'on se réfère à des photos dont je ne sais pas ce qu'elle sont devenues, des allées et venues continuelles. Ces photos avaient été prises par mon arrière-grand-père, à une période où peu de gens pratiquaient ce loisir.
    J'ai pratiquement connu tout cela. Peut-on seulement imaginer combien les conditions de vie ont évolué depuis ?

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